Mounir Arbach, CNRS, Maison de l’Orient & de la Méditerranée, Lyon
Table des matières
1 De la Cité/Tribu au royaume (viiie-vie s. BCE)
1.1 Textes fondateurs
1.2 Premier traité de paix entre les deux puissances en Arabie du Sud
1.3 Pacte d’alliance entre communautés/tribus et divinités
1.4 Une invocation divine de protection : « en temps de guerre et de paix »
2 Une nouvelle carte politique de l’Arabie du Sud (Ier-IIIe s. CE)
2.1 Un seigneur des Hautes-Terres négocie un traité de paix entre les belligérants vers 160 de l’ère chrétienne
2.2 Nouvelle carte politique, nouveaux acteurs et nouveaux jeux d’alliance
3 Annexe: Liste des mots de la paix attestés dans les langues sudarabiques
4 Bibliographie
5 Notes
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De prime abord, force est de constater que les textes historiques fondateurs des grandes nations se réfèrent surtout aux hauts faits des conquêtes et guerres. En revanche, l’acte de faire la paix est considéré comme étant un signe de faiblesse, de dépendance politique, voire de défaite. En ce sens, les rares textes et traités se référant à la paix passent toujours en second plan, voire sous silence1.
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L’Arabie du Sud n’échappe pas à la règle. Dès les ixe-viiie siècles BCE, date de l’établissement des cités-États et royaumes sudarabiques, le royaume de Saba’, le mieux connu, le plus puissant et le plus célèbre grâce à la légende de la reine de Saba’ et sa rencontre avec le roi Salomon d’Israël, a mené une politique ambitieuse et expansionniste contre ses voisins visant à avoir le contrôle des territoires où passait la route caravanière de l’encens2.
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Nous retraçons dans cet article l’utilisation des mots relatifs à la paix dans les inscriptions sudarabiques rédigées en quatre langues dont le sabéen est le mieux documenté. Les lexiques des trois autres langues sudarabiques épigraphiques connues, à savoir le minéen, le qatabānite et le ḥaḍramwtique, attestent uniquement le terme « paix » (slm), alors que le sabéen emploie, comme nous le verrons, plusieurs termes relatifs à la paix. C’est la raison pour laquelle notre enquête porte, sauf pour des rares cas, autour du corpus sabéen le mieux documenté et le mieux présentatif. Le sabéen fut utilisé près de 1 500 ans d’histoire mouvementée, mais émaillée par des périodes de paix et de prospérité, dont les sources sont souvent allusives.
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Pour ce faire, nous analysons, par ordre chronologique, les quelques textes attestant de vocabulaires liés à la paix dans leurs contextes historiques.
1 De la Cité/Tribu au royaume (viiie-vie s. BCE)
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La carte politique de l’Arabie du Sud au viiie s. BCE était marquée par un certain émiettement. Chaque ville/cité était politiquement autonome, ayant à sa tête un chef, vraisemblablement un roi, et étant dotée d’un panthéon spécifique. Les cités les mieux connues sont celles de la région du Jawf, située à 120 km au nord-ouest de l’actuelle capitale yéménite Sanaa. Les autres petites entités politiques du sud et sud-ouest d’Arabie du Sud, des viiie-vie s. BCE, ne sont connues qu’indirectement par des inscriptions sabéennes dont il sera question ci-dessous.
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Le royaume de Saba’, dont le territoire se limitait à l’origine aux deux villes de Ma’rib et Ṣirwāḥ, visait, dès le développement du commerce caravanier des aromates, le contrôle total du territoire de l’Arabie du Sud. On peut donc décrire cette période de formation et de constitution des royaumes sudarabiques (viiie-vie s. BCE), par des conflits entre les petites entités politiques dont le royaume de Saba’ était le plus puissant.
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Pour illustrer les ambitions politique de Saba’ de contrôler l’ensemble des territoire d’Arabie du Sud, deux textes fondateurs rédigés en sabéen permettent de dessiner une carte politique de la répartition des territoires entre les principaux acteurs aux viiie et viie s. BCE (DAI 2005-50 ; RES 3945)3. Ces deux textes ont pour auteurs deux mukarrib « unificateurs » de Saba’ : respectivement Yatha‘’amar Watār fils de Yakrubmalik (deuxième moitié du viiie s. av. J.‑C.) et Karbi’īl Watār fils de Dhamar‘alī Dāriḥ (première moitié du viie s. BCE). Ces textes constituent en effet les bilans de règne de ces deux souverains, qui ont, par leurs conquêtes et campagnes militaires, marqué l’histoire de l’Arabie du Sud en provoquant la disparition des cités-États et la formation des quatre royaumes au détriment de celles-là.
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Pour atteindre leurs objectifs, ces deux souverains sabéens n’hésitaient pas à soutenir militairement certaines principautés puissantes en menant des expéditions militaires contre d’autres petits royaumes. Dans la région du Jawf, l’armée de Saba’ est intervenue militairement pour porter secours à Nashshān (aujourd’hui as-Sawdā’) contre Kamna. Dans le sud de Marib, où se trouvait un vaste territoire partagé par des entités politiques indépendantes et disputé par Qatabān et Awsān, respectivement dans les wādī Bayḥān et Markha, Saba’ soutenait Awsān contre Qatabān. Plusieurs expéditions militaires sont menées contre les petits royaumes de Tamna‘, Radmān, Dahas, et contre d’autres entités politiques dont l’emplacement nous est encore inconnu. Les Sabéens y destituèrent leurs rois et en nommèrent d’autres qui leur étaient favorables.
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Ce n’est que sous le règne du successeur de Yatha‘’amar, Karib’īl Watār, vers le début du viie s. av. J.-C., que le royaume de Saba a pu atteindre ses objectifs politiques. Les anciens grands alliés de Saba’, Nashshān, dans le Jawf, et Awsān dans le sud dans le wādī Markha, sont devenus les ennemis et la cible principale de l’armée sabéenne. La ville de Nashshān fut saccagée, son palais et son enceinte furent détruits. Son souverain, Sumhuyafa‘ Yāsirān, fut en revanche maintenu au pouvoir. Les territoires et villes qui dépendaient de Nashshān, notamment Nashq et Manhayat, soit passèrent sous contrôle sabéen, soit furent octroyés à Kamna et Haram. Ma‘īn était également allié de Saba’, et la ville de Barāqish, quant à elle, était déjà sous contrôle sabéen. Au nord du Jawf, les régions de Muha’mir, de Najrān et d’Amīr subirent également des attaques sabéennes.
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Dans le sud et sud-ouest de Ma’rib, le royaume d’Awsān, ancien allié de Saba’, fut anéanti par l’armée sabéenne. Son territoire fut octroyé en grande partie à Qatabān qui était, comme le Ḥaḍramawt, allié de Saba’ dans son entreprise. Les successeurs de Karib’īl Watār ont continué au cours du viie s. la même politique, notamment dans le Jawf, contre Ma‘īn et Barāqish, dans la région de Najrān, et dans le sud, contre Qatabān.
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Les conséquences de ces événements furent considérables. Sur le plan politique, ils marquèrent la fin de l’autonomie des petits royaumes et cités-États et la naissance des grands royaumes territoriaux. Les cités-États de la région du Jawf perdirent leur autonomie politique et passèrent progressivement sous le contrôle du royaume de Saba, puis de Ma‘īn. Il en fut de même pour les autres petits royaumes qui étaient établis dans les vallées de Bayḥān et Markha, ou les Hautes Terres, au nord de Sanaa ou au sud-ouest de Qatabān : ils furent annexés par les royaumes de Qatabān et Saba’.
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Sur le plan culturel, les Sabéens ont introduit leur langue et leur panthéon dans les territoires conquis. Enfin, sur le plan architectural et artistique, Saba introduisit également une architecture religieuse dépourvue d’iconographie. La fameuse iconographie des temples des « Banāt ‘Ād » représentant le monde divin en images, attestée uniquement dans le Jawf au viiie s. BCE, disparaît à jamais.
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Les successeurs de ces deux célèbres souverains de Saba’ ne semblent pas être aussi ambitieux que leurs aïeux. De plus, Saba’ semble avoir eu des difficultés à défendre des territoire conquis et pris à ses voisins dans le Sud. Malgré une tentative de reprendre le contrôle du territoire du Jawf et du sud de Marib, les Sabéens cèdent la place au royaume de Qatabān (comme en témoignent l’inscription sabéenne RES 3943 et le texte qatabānite RES 3858)4 qui étend son territoire à l’ensemble des anciens petits royaumes situés au sud et sud-ouest d’Arabie du Sud.
1.2 Premier traité de paix entre les deux puissances en Arabie du Sud
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Au milieu du vie BCE, le royaume de Qatabān mena une guerre contre Saba’ et ses alliés, comme en témoigne l’inscription qatabānite RES 3858, suite à laquelle une paix fut conclue entre ces deux royaumes, dont l’inscription sabéenne Ja 550 du temple de Marib fait écho, dont voici le contenu :
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« ... quand Yakrubmalik Watār l'établit et le nomma comme gouverneur de Kbtn (avec autorité) sur Saba’ et les tribus, pendant cinq ans, lors de la guerre de Qatabān ; et qu'Almaqah protégea tout Saba’ et les tribus et tous les fantassins parvenus à la ville de Tuhargib pendant la totalité des deux années où il servit à Kbtn (avec autorité) sur Saba’ et les tribus ; et qu'il revint à Maryab lors de la paix de Saba’ et de Qatabān (b-slm Sb’ w-Qtbn); et que Yathi‘’amar Watār et Saba’ lui donnèrent des preuves de satisfaction… »5.
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Une nouvelle carte politique de l’Arabie du Sud se dessina, avec l’apparition de quatre royaumes : au nord, Saba et Ma‘īn, et au sud et sud-est, Qatabān et le Ḥadramawt. Chacun de ces royaumes avait sa propre langue, son panthéon et ses institutions politiques et sociales. Les quatre langues puisaient d’un fonds sémitique commun dont chaque royaume avait laissé sa marque de spécificité.
1.3. Pacte d’alliance entre communautés/tribus et divinités
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L’existence de petites entités politiques sur un territoire assez limité, notamment dans le Jawf, supposait l’existence des jeux d’alliance entre ces tribus/cités pour faire face aux entités politiques plus puissantes, notamment le royaume de Saba’.
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La présence d’un temple fédéral sur le site de Sawdā’ comportant des scènes cultuelles qui, par couple, représentent les divinités des cinq cités-Etat de la région du Jawf, illustre la complexité entre les cités-États et leurs divinités6. Sur les deux scènes du sommet du piliers les divinités sont représentées debout face à face échangeant des cadeaux ; sur les autres scènes, les divinités sont assises également face à face, dont une représente les deux principaux dieux de Saba’ et de Sawdā’, à savoir Almaqah et Aranyada‘. Ces scènes cultuelles sont un témoignage précieux et unique sur les pactes d’alliance conclus entre les cités-États représentées par leurs divinités respectives, symbolisant ainsi à la fois la paix entre les hommes et entre les dieux (Fig. 1).
Fig. 1. Temple intra-muros d’as-Sawdā’. Dessin du pilier avec des scènes cultuelles représentant en images les dieux nationaux des cités-Etats du Jawf (Yémen) (VIII BCE). (Arbach & Audouin 2004).
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La formation du royaume de Saba’ s’est faite également par des alliances entre les tribus et les dieux. Les premiers souverains de Saba’ organisaient des banquets rituels pour célébrer le « Pacte d’union » en l’honneur du dieu ‘Athtar dhū-Dhibān dans son temple à Jabal al-Lawdh, dont plusieurs textes sabéens font écho7. Ce « Pacte d’union » ou « de fédération » s’exprimaient par la formule : « ywm hwṣt kl gwm ḏ-’lm w-s2ymm w-ḏ-Ḥblm w-Ḥmrm ». (lorsqu'il a constitué une véritable union, avec un dieu et un patron, un lien et une alliance)8. Ce pacte d’union avec le dieu ‘Athtar s’est à nouveau célébré au Ier CE au moment où le royaume de Saba’ connu des difficultés et dut partager le trône avec la dynastie montante de Ḥimyar. En ce sens, les inscriptions mentionnant les formules de « Pacte d’union » sont en en quelque sorte des textes fondateurs pour les Sabéens.
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La formule de « Pacte d’union » est également attestée dans les textes minéens qui laissent supposer des alliances entre le royaume de Saba’, ses divinité et le royaume de Ma‘īn et ses dieux.9].
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Ce pacte d’alliance entre les hommes et les dieux, ici en l’occurrence entre Saba’ et la divinité ‘Athtar « Vénus », est à mettre en parallèle avec le peuple de l’Alliance de la Bible10].
1.4 Une invocation divine de protection : « en temps de guerre et de paix »
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Exceptées quelques attaques sabéennes sporadiques contre Qatabān11, l’Arabie du Sud a connu une période relativement calme dans la deuxième moitié du Ier millénaire BCE. Cette accalmie coïncidait avec une période prospère pour le commerce caravanier de l’encens entre les royaumes sudarabiques et le Levant.
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Le royaume de Ma‘īn du Jawf, qui s’est spécialisé dans le commerce et avait établi plusieurs comptoirs commerciaux en Arabie septentrionale, en Palestine, en Égypte et en Grèce, n’a jamais été réellement en conflit avec ses voisins, même s’il fut attaqué par Saba’ au VIe s. avBCE.
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Ce sont les inscriptions minéennes qui employaient souvent – à partir du ive s. BCE- l’invocation divine de protection des personnes et des biens « en temps de guerre et de paix»12 (b-ḍrm w-slmm). Un seul texte place le terme « paix » en première place avant le mot « guerre » (Shaqab 18, du IIIe s. BCE). Cette expression « en temps de guerre et de paix » (b-ḍrm w-slmm) apparaît également chez les Qatabānites13.
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Force est de constater que les Sabéens n’ont utilisé cette invocation divine de protection, « en temps de guerre et de paix », qu’à partir des premiers siècles de l’ère chrétienne14, période marquée de profonds changements dont une guerre généralisée au IIe siècle15.
2 Une nouvelle carte politique de l’Arabie du Sud (Ier-IIIe s. CE)
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Au tournant de l’ère chrétienne, l’Arabie du Sud a connu des bouleversements politiques sans précédents. Le royaume de Maʿīn disparut de la scène politique, ses villes principales furent abandonnées. Le royaume du Ḥaḍramawt renforça sa présence vers l’est, en réaménageant la colonie de Sumhuram (Khūr Rūrī, aujourd’hui en Oman). Le royaume d’Awsān, jusqu’alors rattaché à Qatabān, retrouva son indépendance. De même, des tribus majeures des Hautes-Terres méridionales se séparèrent du royaume de Qatabān pour devenir autonome, ou pour faire allégeance à la nouvelle dynastie de dhū-Raydān et former le royaume de Ḥimyar. Les premiers princes de Ḥimyar frappèrent monnaie dès la deuxième moitié du Ier s. BCE et la ville de Ẓafār en devint la capitale au plus tard au Ier siècle s. CE. Enfin, le royaume de Sabaʾ fut lui aussi affecté par ces grands bouleversements. Tout laisse à penser qu’il fut dominé par la nouvelle dynastie de dhū-Raydān tout au long du Ier siècle.
2.1 Un seigneur des Hautes-Terres négocie un traité de paix entre les belligérants vers 160 de l’ère chrétienne
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Après avoir été, au Ier s. CE, sous tutelle de la dynastie himyarite, le royaume de Saba’ récupère son autonomie politique au IIe s. et entame une période conflictuelle avec ses voisins. C’est dans ce contexte, dans le nord des Hautes-Terres du Yémen, que l’aristocratie tribale locale disputa, au IIe s., à la dynastie himyarite, le contrôle du territoire de Sabaʾ. Au cours d’une période de conflits longue de plusieurs décennies, cette aristocratie redonna au royaume de Sabaʾ son indépendance tout en prenant son contrôle16.
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Sur fond d’épidémie qui a ravagé l’Arabie du Sud au milieu du IIe siècle17, les conflits opposèrent les principaux acteurs politiques de l’Arabie du Sud : Sabaʾ, Ḥaḍramawt, Qatabān, Awsān, Radmān, Maḍḥā et Ḥimyar. Ces conflits constituèrent les principaux événements de ce siècle. Ils eurent pour conséquence la disparition des royaumes de Qatabān et d’Awsān et la refondation d’un royaume de Sabaʾ sous le contrôle de l’aristocratie tribale des hautes-terres18.
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Yarim Ayman fils d’Awsalat Rafshân, futur roi de Saba’, œuvra alors pour conclure la paix entre les principaux belligérants ; Saba’, Qataban, Himyar, Hadramawt et Awsān.
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Pour célébrer cet exploit, ce prince a fait une dédicace de six statuette de bronze (CIH 315) à la divinité Ta’lab Riyam, tutélaire de sa tribu Hamdān, de six statuette de bronze par ce qu’il œuvré pour la paix : « b-hslmn » (l. 5) ; entre les rois concernés « ʾmlkn l-hwt slmn w-hslm » (l. 10) ; enfin, le prince remercie la divinité de l’avoir aidé dans cette entreprise pour la paix (l. 15).
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Malheureusement la paix conclue n’a pas été respectée ; l’accalmie n’a pas duré longtemps. Peu de temps après, le même seigneur participa aux conflits qui opposèrent Saba’, Himyar et le Ḥaḍramawt, auprès du roi Wahab’īl Yahuz19.
2.2. Nouvelle carte politique, nouveaux acteurs et nouveaux jeux d’alliance
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Les conflits du IIe s. CE ont eu pour conséquence la disparition du royaume de Qatabān dont le territoire fut partagé par Ḥimyar et le Ḥaḍramawt. Pour faire face à l’expansion territoriale inexorable de Ḥimyar, le royaume de Saba’ envoya des ambassades en Éthiopie et conclut un pacte de fraternité d’alliance avec le souverain d’Ethiopie, comme en témoigne l’inscription sabéenne CIH 308.
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Au iiie s., l’Abyssinie devint un acteur principal en Arabie du Sud. La velléité entre Saba’ et Ḥimyar s’est considérablement aggravée, le pacte de paix entre Saba’ et l’Abyssinie a été renouvelé et renforcé sous le règne d’Ilīsharaḥ Yaḥḍub et son frère Ya’zil Bayyin, comme l’atteste l’inscription sabéenne Ja 576 + 577/3, 20 : « 3) après la paix (slm) conclue (par le souverain), renforcée et notifiée depuis la ville de Maryab jusqu’à la ville de Sanaa… 20) et après qu’il a renforcé la paix (xxx) entre les rois de Saba’ et l’Abyssine… ».
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Sous le même règne, les Abyssins semblent avoir changé d’allié en soutenant Ḥimyar contre Saba’. Pour se faire un traité de paix fut conclu, comme en témoigne l’inscription CIH 314 + 954/15, dans lequel apparaît pour la première fois un nouveau terme de paix « fḫrm w-slmm» (offre de paix).
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Sur fond de conflit avec Ḥimyar, les souverains de Saba’, Ilīsharaḥ Yaḥḍub et son frère (III s. AD), se sont rendus au temple Yaghrū de dhū-Samāwī pour « conclure la paix avec la divinité dans son sanctuaire ».
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A la fin du iiie s. l’Arabie du Sud fut unifiée par Ḥimyar sous le règne du célèbre Shammar Yuharʿish, qui porte désormais le titre de « roi de Saba’, dhū-Raydān, Ḥaḍaramawt et Yamnat ».
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Cette unification politique, suivie par une unification du panthéon puis par l’apparition du monothéisme, n’a pas été réalisée sans heurts ni résistance, et fut réalisée au prix de guerres menées successivement contre Saba’ et le Ḥaḍaramawt et en chassant les Abyssins de la Tihāma. Parmi les tribus qui ont combattu contre la domination himyarite, figure celle de Khawlān Gadad qui, après des combats acharnés, ont conclu la paix avec le souverain himyarite. L’événement est immortalisé par une inscription (Ja 568 + Ja 569), déposée au temple Awam d’Almaqah de Ma’rib. Ce texte enrichit le vocabulaire de la paix avec le verbe lʾm « réaliser un accord de paix ».
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Du ive au vie s. de l’ère chrétienne, l’Arabie du Sud étend progressivement son autorité sur les tribus Arabes de l’Arabie centrale ; ses souverains portaient alors, à partir du milieu du ve s., la longue titulature « roi de Saba’, dhū-Raydān, Ḥaḍaramawt, Yamnat et leurs Arabes du Ṭawd et Tihāma »20.
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Quatre inscriptions datant des Ve et VIe siècles21 emploient le terme ṣlḥ, que l’on retrouve ultérieurement en arabe, ṣulḥ, pour « la prospérité et la paix et la prospérité du royaume de Himyar et ses âmes ».
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Après avoir exploré la documentation épigraphique existante, le lexique sabéen, qui est le mieux représenté des quatre langues sudarabiques, nous fournit quelques termes liés à la paix, qu’elle soit entre les hommes ou avec les dieux.
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A partir des premiers siècles de l’ère chrétienne, on opère un enrichissement des vocabulaires, notamment dans le lexique sabéen le mieux connu, probablement grâce au contact avec les tribus arabes qui sont devenues des acteurs incontournables en Arabie du Sud au tournant de l’ère chrétienne.
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L’introduction du monothéisme en Arabie du Sud au milieu du ive s. CE coïncide également avec l’apparition de termes hébraïques, shlwm (paix), et araméens, ṣlt (prière), dans les inscriptions sabéennes, la seule langue usitée dans les inscriptions, à la suite de la réunification de l’Arabie du Sud par Ḥimyar, au début du IVe siècle.
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Le qualificatif d’« Arabie heureuse », imaginé et donné par les Auteurs classiques au pays producteur des aromates, l’Arabie méridionale, renvoyait plutôt au commerce lucratifs de l’encens qu’à la situation politique réelle du pays, marquée souvent par des nombreuses guerres et conflits.
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Ce mot de trois consonne, salam/shalom, connu dans les quatre langues sudarabiques et attesté en Orient dès la haute antiquité, est plus que jamais d’actualité.
3 Annexe: Liste des mots de la paix attestés dans les langues sudarabiques22
En caractères gras, termes attestés dans les quatre langues sudarabiques épigraphiques ; en caractères romains non gras, termes attestés en sabéen.
*ʾḫ/ʾḫwn : allié, alliance, fraternité
Fḫr : offre de paix
Gb’ : engager des pourparlers de paix
Gzm : renouveler un pacte de fraternité et de paix
L’m : réaliser un accord de paix
*Slm : - slm : faire la paix ; solliciter la paix entre les combattants ;
- hslm : pacifier ; établir la paix ;
- stlm : trouver la sécurité auprès d’une divinité ;
- slm : paix
- slwm : en guise de salutation (époque monothéiste).
Ṣlḥ : paix, prospérité (époque monothéiste).
Alain, J.-Cl., « Le nouvel ordre international et l'Europe de Versailles », in P.-M. de La Gorce (dir.), La Première Guerre mondiale, Flammarion, 1991.
Arbach, M., Le madhābien : lexique, onomastique et grammaire d'une langue de l'Arabie méridionale préislamique, 3 Tomes + Annexe, thèse dactylographiée, Aix-en-Provence (Université de Provence), 1993.
Arbach, M., « Tamna‘: histoire et chronologie d’après les inscriptions », Arabia 3, 2005-2006, p. 115-134.
Arbach, M., « Aux origines de l’établissement des royaumes sudarabiques. Saba’ et les cités-états du Jawf aux viiie-vie s. av. J.-C.», Chroniques yéménites 16, 2010, p. 15-27.
Arbach, M., « Yathaʿʾamar Watār fils de Yakrubmalik, mukarrib de Sabaʾ et le synchronisme sabéo-assyrien sous Sargon II (722-705 av. J.-C.) », Semitica & Classica 7, 2014, p. 63-76.
Arbach-Audouin, Un panthéon de l’Arabie du Sud en images. Le temple I d’as-Sawdâ’, Français-Anglais, CEFAS-FSD, Sanaa, 2004.
Arbach, M., & Schiettecatte, J., « Inscriptions sabéennes du Jabal Riyām (Yémen) et nouvel éclairage sur les rois de Sabaʾ au IIe siècle de l’ère chrétienne », Semitica & Classica, 10, sous presse.
Arbach, M., & Schiettecatte, J., « Inscriptions inédites du Jabal Riyām (Yémen) avec un nouvel éclairage sur les rois de Sabaʾ au IIe siècle de l’ère chrétienne », à paraître.
Bâfaqîh, M. L'unification du Yémen antique. La lutte entre Saba’, Ḥimyar et le Ḥaḍramawt, du Ier au IIIème siècle de l'ère chrétienne (Bibliothèque de Raydān, 1), Paris, Geuthner, 1990 ;
Beeston, A. F. L., Ghul, M. A., Müller, W. W., Ryckmans, J., Sabaic Dictionary (English-French-Arabic) - Dictionnaire sabéen (anglais-français-arabe) - al-Mu‘™am as-saba’ī (bi-l-inghilīziyya wa-l-firansiyya wa-l-‘arabiyya) (Publication of the University of Sanaa), Louvain-la-Neuve (Éditions Peeters) - Beyrouth (Librairie du Liban), 1984 .
Cosme, P., L’année de quatre empereurs, Fayard, 2012.
Gajda, I., Le royaume de Ḥimyar à l’époque monothéiste. L’histoire de l’Arabie du Sud ancienne de la fin du IVe siècle de l’ère chrétienne jusqu’à l’avènement de l’islam, Paris (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 40).
Kitchen, A. K., Documentation for Ancient Arabia. Part II : Bibliographical Catalogue of Texts (The World of of Ancient Arab Series, 2), Liverpool, 2000. Pour une mise à jour, consulter le site web : http://dasi.humnet.unipit.it.
Nebes, N., Der Tatenbericht des Yiṯaʿʾamar Watar bin Yakrubmalik aus Ṣirwāḥ. Zur Geschichte Südarabiens im frühen 1. Jt. v. Christus. Mit einem archäologischen Beitrag von Iris Gerlach und Mike Schnelle. DAI. Orientabteilung. Epigraphische Forschungen auf der Arabischen Halbinsel 7. 148 S. Ernst Wasmuth Verlag Tübingen - Berlin 2016.
Ricks, S. D., Lexicon of Inscriptional Qatabanian (Studia Pohl, 14), Roma (Editrice Pontificio Istituto Biblico), 1989 .
Robin, Ch., « Guerre et épidémie dans les royaumes d'Arabie du sud, d'après une inscription datée (IIe siècle de l'ère chrétienne) », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, comptes rendus des séances de l'année 1992, p. 215-234.
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1. Les exemples des époques moderne et contemporaines sont nombreux. Les traités de Vienne de 1815 et de Versailles de 28 juin 1919, imposé par les vainqueurs, en est une belle illustration. Cf. Alain, 1991. Dans l’antiquité, la Pax Romana, imposé par l’empire Romain aux pays conquis, illustre magnifiquement la continuité de la perception de la paix depuis l’antiquité à nos jours. Voir Cosme, 2012. Pour la période islamique, voir dans ce volume la contribution de Sylvie Denoix.
2. Pour la chronologie de cette période, voir Robin, “Sheba II ; Arbach, 2010.
3. Pour plus de détails sur ces deux textes, voir tout récemment Nebes, 2016 ; Arbach, 2014.
4. Pour la résolution des inscriptions citées, se reporter à Kitchen, 2000. Pour une mise à jour, consulter le site web : http://dasi.humnet.unipit.it.
5. Cf. Robin 1996.
6. Cf. Arbach-Audouin, 2004.
7. Cf. Lu 16 + CIH 367 ; Ry 586 ; Mushji‘ 11 + 16, 18 et 19 ; CIH 366, CIH 366 bis, CIH 957 et RES 3949 ; DAI Ṣirwâḥ 2005-50, RES 3945-46, etc.
8. Voir surtout Robin 1996 et références.
9. M 203 = RES 2980 bis/7 ; M 85; Shaqab 18.
10. Voir la contribution de Gilles Dorival dans l volume de ce programme à paraître sur les textes fondateurs.
11. Voir à ce sujet, M. Arbach, 2006.
12. Cf. M 203, Ma‘în 1, Ma‘în 82, YM 26106, etc.
13. Cf. Cox 4, Atlal, Adî 28, Arbach-Say’ûn 1.
14. Voir à titre d’exemple, Ja 559 & Ja 561, où le terme guerre est employé au pl. (ʾḍrrm w-slmm) ; Ja 562, Ir 29, RES 4962 ; Ry 534 + MAFY Rayda 1 ; ce dernier est daté du milieu Ve s. et a la particularité que son auteur invoque la protection du dieu monothéiste « Seigneur du Ciel » en temps de guerre et de paix, ce qui montre une continuité d’utilisation de cette expression malgré le passage du polythéisme au monothéisme, au IVe s. ap. J.-C. Pour cette période, voir surtout, Gajda, Le royaume.
15. Pour cette période, voir surtout M. Bâfaqîh, 1990 ; Robin 1996.
16. Pour cette période, voir tout récemment Arbach & Schiettecatte, sous presse.
17. Cette épidémie intervient au même moment que l’épidémie antonine. Voir à ce sujet Ch. Robin, 1992, p. 215-234.
18. Cf. M. Arbach & J. Schiettecatte, à paraître.
19. Cf. Ja 561 bis.
20. Pour cette période, voir surtout Gajda 2009.
21. Cf. Gl 1194 , Ibrahim al-Hudayd 1, Ist 7608, Zafâr Iz 10 ̴ 016.
22. Cf. A. F. L. Beeston, M. A. Ghul, W. W. Müller, J. Ryckmans, 1984 ; S. D. Ricks, 1989 ; M. Arbach, 1993.