Gilles Dorival, Aix-Marseille Université
Table des matières
I. La Bible hébraïque
I.1. La terminologie
I.1.a. Les racines ShLM, ShLH ou ShLW
I.1.b. Les racines BTH et ShQT
I.1.c. Autres racines
I.2. Les référents
II. La Bible grecque
II.1. Eirênê
II.2. Euthênia
II.3. Sunthêkê
II.4. Philia
II.5. Diathêkê
III. Les Bibles latines
III.1. Pax
III.2. Autres traductions
III.3. Un mot quasi absent: concordia
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L’hébreu biblique a peu de mots pour désigner la paix, et ces mots parlent plus de la relation de l’homme avec Dieu que des relations entre les hommes en société.
I.1.a. Les racines ShLM, ShLH ou ShLW
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Le mot le plus usité est shâlôm, qui est employé soit comme adjectif soit comme substantif. Comme adjectif, il signifie « complet, entier, global, intégral, total » ; le plus souvent, il s’applique au corps et désigne alors un corps entier, sain, en bonne santé ; parfois, il est employé quantitativement au sens de « qui est au complet, qui est en totalité », par exemple en Jérémie 13,19d : « (Juda) a été déporté en totalité », où shelômîm, au masculin pluriel, est apposé à Juda, nom collectif féminin ; néanmoins, le sens de paix comme harmonie, quiétude, apparaît dans quelques occurrences, ainsi en Job 21,9, « leurs maisons [sont] pacifiques/paisibles », maisons étant au pluriel et pacifique au singulier (on pourrait comprendre « leurs maisons [sont] paix ») ; en Psaume 68 (69), 23, où le pluriel lishelômîm, littéralement « pour des [gens] pacifiques/paisibles » est peu compréhensible dans le contexte (le psalmiste s’en prend à ses ennemis qui sont tout sauf pacifiques) et est souvent corrigé ; ou en Psaume 54 (55),21, où il est question d’un ami infidèle : « il a étendu ses mains contre ses [hommes] pacifiques/paisibles ».
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Comme substantif, shâlôm ne présente pas le sens de complétude, d’entièreté, de globalité, d’intégralité, de totalité, mais seulement un sens dérivé. Il désigne d’abord la bonne santé et le bien-être. En Genèse 29,6, Jacob rencontre des gens de Harran et s’enquiert de Laban : « est-il en bonne santé ? » (littéralement « est-ce shâlôm pour lui ? »), et la réponse est : « shâlôm ». Cette phrase « est-ce shâlôm pour Untel ? » est la manière habituelle dans la Bible hébraïque de s’enquérir de la santé d’un absent. Le même sens apparaît en Genèse 37,14, où il est question non seulement d’êtres humains, mais aussi d’animaux : Jacob envoie Joseph rejoindre ses frères à Sichem : « Va donc, vois comment se portent tes frères et comment va le petit bétail », littéralement « Va donc, vois le shâlom de tes frères et le shâlôm du petit bétail ». Mais s’enquérir de la bonne santé de quelqu’un, c’est demander des nouvelles de sa personne. Ce sens apparaît en 2 Samuel 11,7, où Joab et Urie font la guerre en Jordanie. A Jérusalem, David s’éprend de Bethsabée, la femme d’Urie, qui s’installe chez le roi. Elle tombe enceinte et informe David de sa grossesse. David fait venir Urie du champ de bataille, « et David [lui] demanda au sujet du shâlôm de Joab et au sujet du shâlom du peuple et au sujet du shâlôm de la guerre », c’est-à-dire : « David lui demanda des nouvelles de Joâb et des nouvelles du peuple et des nouvelles de la guerre ».
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Dans les exemples qui précèdent, il n’est question de paix que sous la forme de la paix du corps, de bonne santé. Ce sens est peut-être préservé dans l’expression « shâlôm au sujet de quelqu’un », mais on peut se demander si les occurrences de ce genre ne se réfèrent pas à la paix au sens le plus ordinaire de ce terme. Ainsi, en Juges 6,23, Gédéon dialogue avec l’ange de Dieu. Il s’inquiète auprès de Dieu parce qu’il a vu l’ange, ce qui pourrait menacer sa vie. Mais Dieu le rassure : « Shâlom sur toi ». Le mot semble bien désigner ici la bonne santé du corps, mais aussi la paix de l’âme et la bonne qualité de la relation entre l’homme et Dieu. Surtout, le sens de paix, par opposition à la guerre, apparaît dans toute une série de passages bibliques. Ainsi en Lévitique 26,6, où Dieu fait une promesse au peuple s’il observe ses préceptes : « Je donnerai shâlôm dans le pays, et vous vous coucherez sans qu’on vous inquiète ». Même opposition entre la paix et la guerre en Deutéronome 20,10-12. Les exemples de cet emploi sont très nombreux dans la Bible hébraïque.
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Le substantif shâlôm est dérivé de la racine ShLM, qui est attestée dans toute une série de mots. Et d’abord le verbe shâlam désigne le fait d’être entier, sain, sauf. Appliqué à un bâtiment, il signifie qu’il est achevé (1 Rois 7,51). Il sert de dénominatif à shâlôm au sens « être en paix » et prend le sens d’ « être ami » (Psaume 7,5). Au hiphil, le mode du factifif, il signifie « faire la paix », d’où « rendre ami ». Mais le verbe prend d’autres sens, où l’idée de paix ne figure pas, comme « restituer », « récompenser ». L’adjectif shâlem signifie « qui est au complet », « qui est sain », « qui est sauf », mais aussi « qui aime la paix ». Il est le deuxième élément du nom de Jérusalem. Le substantif shèlèm signifie « récompense », « rétribution ». Le fils de David et Bethsabée, Salomon, en hébreu shelomoh, est littéralement « pacifique, paisible ».
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Ainsi l’originalité du principal mot qui désigne la paix est que le sens de paix n’est pas présent dans tous ses emplois et qu’il n’est pas le sens de départ. Il en va différemment du deuxième mot usuel pour signifier la paix, qui est le substantif shêlwâh. Or, ce mot et les mots de la même famille sont absents du Pentateuque et apparaissent seulement dans les Prophètes et les Écrits, ce qui donne une importance secondaire à cette famille de mots, du moins si l’on suit la tradition rabbinique qui donne la prééminence à la Torah. Le substantif apparaît parfois sous les formes shelêwâh et shèlèw. Il existe également un verbe shâlâh ou shâlaw. Toute cette famille de mots évoque le fait d’être sauf, en sécurité, de jouir de la tranquillité. L’exemple peut-être le plus significatif est celui du Ps 121 (122 TM), 6-7, car, comme la poésie hébraïque repose sur le parallélisme, la présence de shêlwah fait attendre un doublet, c’est-à-dire un synonyme. Sans surprise, ce doublet est shâlôm. Voici une traduction littérale :
6 | Demandez paix (shelôm) [pour] Jérusalem ; |
Qu’ils soient en sécurité (yishlâwû, verbe shâlaw), ceux qui t’aiment ! | |
7 | Que paix (shâlôm) soit dans ta fortification |
Et sécurité (shêlwâh) dans tes forteresses ! |
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La Bible grecque a traduit 6b ainsi : « Et sécurité pour ceux qui t’aiment ». Elle accentue ainsi le parallélisme du texte hébreu. On ne peut décider si la Septante dépend d’un modèle hébreu avec le substantif shêlwâh, ou si la traduction est due à une intervention de type littéraire. En tout cas, cet exemple montre que les deux familles de mots sont ressenties comme synonymes.
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L’exemple de Proverbes 17,1 mérite également d’être cité, car il donne à shêlwâh un antonyme :
Mieux vaut un crouton sec et la sécurité/tranquillité (shêlwâh) en elle
qu’une maison pleine de sacrifices de querelle (rîb).
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La racine verbale ryb signifie « se battre ». La sécurité/tranquillité s’oppose ici, non pas à la guerre, mais aux dissensions internes.
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Toutefois, cette deuxième famille de mots présente une difficulté. En effet certains hébraïsants sont d’avis qu’il a existé trois racines homophones ShLH ou ShLW, la première relative à la sécurité, la deuxième évoquant le manque de soin, et la dernière le fait de tirer hors de. En 2 Paralipomènes 29,11, Ezéchias s’adresse aux prêtres et aux lévites au début de son règne et exprime sa volonté de conclure une alliance avec YHWH : « et maintenant, ne soyez pas négligents (racine ShLH), car c’est vous que YHWH a choisis pour vous tenir en sa présence ». Le sens de sécurité (« ne soyez pas en sécurité »), sans être impossible, est peu satisfaisant. La Septante a le verbe dialeipein : « ne faites pas relâche » : les traducteurs anciens n’ont pas retenu ici le sens de paix, ce qui est un argument pour dire qu’il existait une racine ShLH/ShLW évoquant le manque de soin. En Proverbes 1,32, shêlwâh signifie-t-il « indolence », comme l’affirment le dictionnaire de Gesenius et plusieurs traductions modernes ? Faut-il traduire : « parce que l’instabilité des niais les tuera, et l’indolence des insensés les perdra » ? La Septante propose : « et une enquête (exetasmos) tuera les impies », qui n’est pas une traduction littérale. Cependant, Aquila et Symmaque, qui traduisent après la Septante, ont retenu le sens de prospérité/tranquillité : « et la prospérité tuera les impies » ; pour ces deux traducteurs du iie siècle CE, le verset propose la racine de la paix. Ezéchiel 23,42 est un verset difficile et discuté ; selon Gesenius, l’adjectif shâlêw aurait le sens de « qui est sans soin » ; D. Barthélemy traduit par « insouciant » (p. 198-200) ; mais le verset est trop obscur pour qu’on puisse se prononcer. Enfin, la racine signifiant « le fait de tirer hors de » serait présente en Job 27,8, où Job s’écrie : « car quelle est l’espérance de l’impie quand il s’enrichit, alors que Dieu va arracher (racine ShLH) son âme » (D. Barthélemy, p. 249) ; mais ce verset est très discuté. Au total, la question de la racine homophone ShLH/ShLW reste posée. Ce qui est sûr, c’est que ShLH/ShLW dénote la sécurité, mais il a pu exister une ou deux racines homophones dotées d’une ou plusieurs autres significations.
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Il faut ajouter qu’il est possible que les locuteurs anciens aient vu sous les deux familles de mots shâlôm et shêlwâh une seule et même racine. Les lecteurs anciens ne connaissaient pas la théorie de la racine trilittère. Pour eux, shlm et shlh/shlw avaient deux consonnes en commun et pouvaient donc être rapprochés. Peut-être qu’à leurs yeux les deux familles de mots n’en faisaient qu’une.
I.1.b. Les racines BTH et ShQT
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Deux autres familles de mots doivent être signalées. D’abord, celle qui est faite sur la racine BTH et qui évoque la confiance qu’on a en quelqu’un, d’où la sécurité. Elle est présente tant dans le Pentateuque que dans les autres livres, mais les occurrences ne sont pas très nombreuses. Ensuite, celle qui est faite sur la racine ShQT : elle renvoie à la notion de repos, de tranquillité. Le verbe shâqat est employé pour désigner celui que personne ne harcèle et qui ne harcèle personne, mais aussi toute personne inactive. Ce repos et cette tranquillité sont parfois ceux que procure la paix. Cette famille de mots est absente de la Torah, ce qui limite un peu son importance.
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D’autres mots appartenant au champ sémantique de la paix sont attestés, mais rarement, même si les exemples qui suivent ne prétendent pas à l’exhaustivité. Le substantif massêkâh, dérivé de la racine NSK, signifie « faire une libation » souvent en l’honneur d’un dieu, mais aussi pour célébrer une alliance de paix (Isaïe 30,1). On donne au substantif pûgâh/hapûgâh le sens de « cessation, repos ». Il est employé en Lamentations 2,18 et 3,49, peut-être pour désigner le répit dont pourrait jouir Jérémie. Mais la Septante a traduit par eknêpsis, qui désigne le réveil au sortir d’un sommeil d’ivresse. Pour les traducteurs grecs, le mot n’avait pas de rapport avec la paix.
I.2. Les référents
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Ce qu’il faut noter pour finir, c’est que la notion de paix biblique renvoie moins aux relations entre les hommes qu’aux relations entre Dieu et l’homme. Le premier emploi de shâlôm dans la Bible figure en Genèse 15,15, où Dieu promet à Abraham que sa vieillesse sera heureuse et qu’il arrivera en paix chez ses pères. La paix est ici l’état de tranquillité corporelle et spirituelle que procure l’alliance de Dieu avec le patriarche. La notion de paix est donc moins importante que celle d’alliance (berît), un substantif dérivé de la racine BRH, qui signifie couper, parce que les alliances étaient marquées par un rituel où des animaux étaient sacrifiés, coupés. La notion d’alliance est donc fondamentale pour définir la paix biblique. C’est d’abord l’alliance entre Dieu et Noé (Genèse 6,18 ; 9,9. 11. 12. 13. 15. 16. 17), puis l’alliance entre Dieu et Abraham (15,18 ; 17, 2. 4. 7. 9. 10. 11. 13. 14. 19. 21). Sur le modèle de cette alliance entre l’homme et Dieu, apparaissent des alliances entre les hommes : entre Abraham et Abimélekh, roi des Philistins (21,27. 32), entre Isaac et Abimélekh (26,28), entre Jacob et Laban (31,44). C’est dire que la Genèse, avant de raconter des histoires interhumaines, narre une histoire qui implique Dieu et certains hommes. Chez les Grecs, l’histoire est toujours l’histoire d’une guerre. Chez les Hébreux, c’est une histoire sainte, centrée sur l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes.
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Dans ce contexte, qui définit l’originalité de la paix biblique, on note que le premier emploi de shâlôm en tant que paix par opposition à la guerre figure en Genèse 26, 28-29. Il est question des relations tendues entre Isaac et le roi des Philistins, Abimélekh. Mais Dieu intervient en faveur d’Isaac et Abimélekh vient auprès de lui et déclare : « qu’il y ait donc un serment entre nous et toi, concluons avec toi une alliance. 29 [Jure que] tu ne nous feras pas de mal, de même que nous ne t’avons pas touché et de même que nous t’avons fait uniquement du bien et nous t’avons renvoyé en paix (shâlôm) ».
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La paix est-elle la conséquence de l’alliance ou bien en est-elle à l’origine ? Le texte n’est pas complètement clair.
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La Torah hébraïque a été traduite en grec au iiie siècle avant notre ère à Alexandrie par 70 ou 72 lettrés juifs. D’où le nom de Septante donnée à la traduction du Pentateuque. Par extension, la Septante désigne l’ensemble des livres traduits en grec au fur et à mesure des siècles, non seulement à Alexandrie, mais aussi à Jérusalem ou Antioche. Tous les mots du lexique grec de la paix ne sont pas attestés dans la Septante et certains d’entre eux, quand ils sont attestés, ne relèvent pas du champ sémantique de la paix. Les mots anakôkê/anokôkê, « suspension des armes, trêve » et ekekheiria, « action qui consiste à retenir le bras, trêve » sont absents, mais il est vrai que les guerres bibliques donnent rarement lieu à des trêves. Le substantif anokhê, qui a le même sens, figure en 1 Maccabées 12,25, mais il y désigne le temps qui permettrait aux généraux de Démétrios d’entrer dans la région de Jérusalem et que Jonathan ne leur fournit pas : le mot de la Septante ne relève pas du lexique de la paix. Le substantif homologia, qui peut désigner en grec l’accord de paix, est employé 7 fois par la Septante, mais jamais dans un contexte de paix : il fait toujours partie du vocabulaire du sacrifice et désigne les dons convenus, les offrandes sur lesquelles le sacrifiant s’est mis d’accord (en grec, verbe homologein) avec Dieu. Le substantif sumbasis, « convention », est lui aussi absent. Il en va de même du mot philotês, « amitié », qui, chez Homère, désigne la paix qui vient d’être conclue. D’autres mots sont employés occasionnellement : diallagê, « réconciliation, paix », a ce sens en Siracide 22,22 et 27,21, mais il se réfère aux relations entre individus. De la même façon, le verbe diallassesthai est employé au sens de « se réconcilier » en parlant d’un homme et d’une femme (Juges 19,3 ; 1 Esdras 4,31) ou d’un inférieur et de son maître (1 Règnes 29,4). Dans les 7 autres occurrences, le verbe a soit le sens de changer, modifier, rendre différent soit celui de mourir, bien attestés dans la littérature grecque : elles ne relèvent pas du lexique de la paix. Cependant, le cas peut-être le plus intéressant est celui de spondê, « libation » ; au pluriel, ce mot désigne en grec classique une convention, un traité, parce qu’une alliance politique était marquée par un rite comportant une libation ; or, ce mot, qui est employé 70 fois environ dans la Septante, n’entre jamais dans le champ du politique, mais désigne toujours une libation de type cultuel, le plus souvent en l’honneur de YHWH, mais parfois en l’honneur d’Astarté, la reine des cieux (Jérémie 7,18 ; 51 (44),17.19 bis. 25), ou en l’honneur de dieux étrangers (Jérémie 19,13 et 39 (32),29).
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Le mot par excellence par lequel la Bible grecque désigne la paix est eirênê, dont il y a environ 250 occurrences. Chez Homère, le mot désigne la paix durable et s’oppose à philotês, qui désigne la paix qui vient d’être conclue. En grec attique, eirênê signifie la paix, mais aussi le traité de paix. Le substantif grec traduit massivement l’hébreu shâlôm. Il y a très peu d’exceptions : eirênê correspond à shêlwâh en Proverbes 17,1, mais, d’une part, ce mot était probablement ressenti comme apparenté à shâlôm, d’autre part, il se peut que la Septante dépende ici d’un modèle hébreu qui avait shâlôm. Dans une dizaine de cas, le mot grec correspond à la racine BTH, dont nous avons vu qu’elle dénotait la confiance en quelqu’un, d’où la sécurité : Job 11,18 (« tu coucheras en sécurité » TM vs « apparaîtra pour toi la paix » Septante) ; Isaïe 14,30 (« en sécurité » TM vs « en paix » Septante) ; Ezéchiel 34,27 (« en sécurité » TM) vs « dans l’espoir de paix » Septante) ; 38,8. 11. 14 ; 39,6. 26 (dans ces 5 occurrences, « en sécurité » TM vs « en paix » Septante). En revanche, en Proverbes 3,23, dans l’expression « confiant (pepoithôs) en paix » de la Septante, bth est sans doute traduit par pepoithôs et « en paix » est une addition du traducteur, à moins qu’il ne faille considérer qu’on a affaire à une double traduction. Enfin, le mot eirênê correspond une fois à la racine shqt, dont on sait qu’elle dénote le repos, la tranquillité, en 1 Paralipomènes 4,40. Il faut encore signaler deux occurrences d’eirênê où le mot ne correspond pas à un mot hébreu de la paix. Elles relèvent sans doute d’une ancienne tradition d’interprétation. En Isaïe 29,24, le TM dit « ceux qui murmurent apprendront instruction », là où la Septante propose « les langues balbutiantes apprendront à parler paix ». En Isaïe 32,4, selon la Septante, « les langues balbutiantes apprendront à parler paix », tandis que le TM dit simplement qu’elles prononceront des paroles claires.
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Cette correspondance quasi automatique entre shâlôm et eirênê aboutit parfois à des traductions bizarres. Reprenons l’exemple de 2 Règnes (= 2 Samuel) 11,7, où David demande à Urie « au sujet du shâlôm de Joab et au sujet du shâlom du peuple et su sujet du shâlôm de la guerre », ce qui signifie que David demande à Urie « des nouvelles de Joâb et des nouvelles du peuple et des nouvelles de la guerre ». La Septante traduit littéralement le TM, ce qui donne : « David demanda pour la paix de Joâb et pour la paix du peuple et pour la paix de la guerre ». On peut admirer l’expression « la paix de la guerre », qui est incompréhensible pour qui ne connaît pas l’hébreu.
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On a dit plus haut que le mot hébreu shêlwâh était un quasi-doublet de shâlôm, absent du Pentateuque, mais présent dans les autres livres. Or, il tend à être traduit par euthênia. C’est le cas en Psaumes 29 (30),7 et 121 (122),6-7, Ezéchiel 16,49, Daniel 11,21. 24. L’étymologie du mot grec est discutée et obscure. Il désigne le fait d’être florissant, abondant. Il ne relève pas à proprement parler du lexique de la paix, encore que l’abondance puisse être considérée comme un bienfait de la paix. Mais en traduisant un mot hébreu de la paix par euthênia, la Septante a fait entrer le mot grec dans le champ sémantique de la paix ; le mot doit être ajouté aux mots grecs de la paix.
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Les autres mots grecs relevant de ce champ sémantique sont hêsukhia, sunthêkê et philia. Le premier désigne la tranquillité en général, d’où, dans certains contextes, l’état de paix. La Septante l’emploie au sens d’inaction, de farniente, en Josué 5,8 ; Proverbes 11,12 ; 2 Maccabées 14,4 ; de tranquillité du corps et de l’âme, en Job 34,29 ; Siracide 28,16 ; et de paix, en 1 Paralipomènes 4,40 et 22,9 (dans ces deux occurrences, le mot est employé à côté d’eirênê), Ezéchiel 38,11, 1 Maccabées 9,58, 2 Maccabées 12,2. La même variété de sens est attestée pour le verbe hêsukhazein.
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Le substantif sunthêkê a le sens général de convention, d’où traité et clause d’un traité. Le mot est assez peu attesté dans la Septante : 12 occurrences, dont 8 dans des livres connus seulement en grec. Aucun exemple dans le Pentateuque. En 4 Règnes 17,15, il correspond à l’hébreu berît, qui désigne l’alliance entre Dieu et son peuple. On attendrait ici plutôt diathêkê. En Isaïe 28,15, le mot est employé comme doublet de diathêkê : « nous avons fait une diathêkê avec Hadès et une sunthêkê avec la mort » ; ladite alliance concerne peut-être l’Egypte. Isaïe 30,1 sera abordé plus bas. En Daniel 11,6, le mot désigne l’alliance entre l’Egypte et le royaume du nord. Dans les occurrences connues uniquement en grec, le substantif désigne les alliances entre Dieu et certains hommes (Sagesse 1,16 et 12,21), mais aussi divers accords de paix entre les peuples (1 Maccabées 10,26 ; 2 Maccabées 12,1 ; 13,25 ; 14,20. 26. 27). Ces exemples montrent que la Septante s’inscrit dans le droit fil de la littérature classique.
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Venons-en à Isaïe 30,1, qui mérite un court développement. Le substantif sunthêkê correspond ici à l’hébreu massêkâh, qui est un des mots hébreux signifiant la libation. Dans le contexte, il s’agit d’une libation marquant un rite d’alliance politique. Ce qu’il faut noter, c’est que la Septante a soigneusement évité d’employer ici spondê, au profit de sunthêkê. Tant il est vrai que, dans la Bible grecque, spondê n’entre jamais dans le lexique des relations internationales, mais fait partie du lexique des rituels religieux stricto sensu.
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Le mot philia, qui désigne en grec l’amitié sous toutes ses formes, est absent du Pentateuque, mais apparaît 38 fois dans les autres livres. Il ne prend un sens politique qu'en 1 et 2 Maccabées, connus uniquement en grec. Il désigne l’amitié entre les Juifs et les Romains (1 Maccabées 8,1. 12. 13 ; 12, 1.3. 8. 10. 16 ; 14,18. 22. 23 ; 2 Maccabées 4,11), l’amitié entre les Juifs et Alexandre Épiphane (1 Maccabées 10,20), l’amitié entre les Juifs et Démétrios (1 Maccabées 10,26), l’amitié entre Alexandre Épiphane et Ptolémée (1 Maccabées 10,26). Le mot est souvent employé de concert avec summakhia, qui désigne le fait de combattre ensemble, l’alliance militaire. De la sorte, un mot désignant la paix est paradoxalement synonyme d’un mot faisant partie du champ sémantique de la guerre.
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On a vu qu’en hébreu biblique, shâlôm, « paix », ne peut être analysé sans faire référence à berît, « alliance ». Ce dernier mot est normalement traduit dans la Septante par diathêkê « disposition, arrangement ; disposition testamentaire, testament ; arrangement entre deux parties, convention ». Ce mot fait-il partie du lexique de la paix en grec classique ? On peut citer un passage des Oiseaux d’Aristophane (vers 439-440), où diathêkê désigne plusieurs sortes d’accord : entre deux individus, entre un mari et son épouse et, en arrière-plan, entre un l’Athénien Pisthétère et les oiseaux ; le sens politico-militaire semble donc attesté, même si le mot sunthêkê est normalement employé dans cette signification. Or, dans la Septante, il y a plus de 350 occurrences de diathêkê, qui correspond presque toujours à berît. Toutefois, en 2 Règnes 10,19, le substantif traduit shâlôm : là où le TM dit que les ennemis d’Israël, une fois vaincus, « firent la paix », une partie de la tradition manuscrite de la Septante propose « ils établirent une convention » ; l’autre partie, « ils firent défection, ils changèrent de camp ». Cependant, les passages les plus intéressants pour notre sujet sont ceux où diathêkê est employé de concert avec eirênê, « paix ». Le premier passage figure en Nombres 25,12, où Phinees, le petit-fils d’Aaron, tue l’Israélite et la femme moabite en train de faire l’amour ; pour le récompenser, Dieu établit avec lui « une alliance de paix (diathêkê eirênês) » éternelle. Siracide 45,24 signale cette alliance de paix. Il est question aussi de l’alliance de paix entre Dieu et Sion en Isaïe 54,10, de l’alliance de paix entre Dieu et David en Ezéchiel 34,25, de l’alliance de paix entre Dieu et les Juifs en Ezéchiel 37,26, de l’alliance de vie et de paix entre Dieu et Lévi en Malachie 2,5. Dans d’autres passages, la paix et l’alliance ne sont pas accolés, mais employés à quelques mots de distance : en Josué 9,15, Josué fait la paix avec les Gabaonites et établit avec eux une alliance. En 3 Règnes 5,26, Hiram et Salomon sont en paix l’un avec l’autre et établissent entre eux une alliance. De la sorte, la diathêkê de la Septante entre dans le lexique de la paix, beaucoup plus nettement qu’à l’époque classique.
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Au total, on peut dire que la Septante appauvrit et enrichit dans le même temps le lexique grec de la paix. Appauvrissement : elle n’atteste pas les mots anakôkê/anokôkê, ekekheiria, sumbasis, philotês. Elle emploie les mots anokhê, homologia et spondê, mais le champ sémantique n’est pas celui de la paix. Enrichissement : la Septante fait entrer euthênia et surtout diathêkê dans le lexique de la paix.
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Pendant les huit premiers siècles de notre ère, la Bible des auteurs latins est la Vetus Latina (en abrégé VL) ou Vieille Latine, traduite sur la Septante sans doute au iie siècle CE. Elle nous est parvenue grâce aux citations des Pères de langue latine. Dans l’Antiquité, il n’a jamais existé, semble-t-il, d’édition de la VL, à l’inverse de ce qui est attesté dans le cas de la Septante. Une édition tirée des citations d’une soixantaine d’auteurs a été proposée au xviiie siècle par le bénédictin Pierre Sabatier. Depuis soixante-dix ans, elle est en cours de refonte à l’abbaye de Beuron. Plusieurs fascicules sont parus. La difficulté d’une telle édition tient au fait que les citations sont innombrables et offrent de nombreuses variantes, dont l’explication est problématique. De plus, de nombreux versets bibliques n’ont pas fait l’objet de citations. En second lieu, à la fin du ive siècle, Jérôme traduit de l’hébreu l’ensemble des livres bibliques, y compris Tobit et Judith, dont le texte hébreu a aujourd’hui disparu. Cette traduction a mis des siècles pour s’imposer à la place de la VL. Et encore, ce triomphe n’a-t-il jamais été total : l’Église occidentale est restée fidèle au psautier de la VL. De plus, Jérôme est resté en partie dépendant des choix opérés par la première Bible latine. Enfin, la question de la datation de la traduction latine des livres de la Septante connus uniquement en grec (Sagesse, Ecclésiastique, Baruch, Maccabées), qui forment avec Tobit et Judith les deutérocanoniques des catholiques et les apocryphes des protestants, est discutée : est-elle antérieure à Jérôme, ou postérieure ? A-t-elle été faite d’un seul coup ou en plusieurs fois ? Quoi qu’il en soit, ces livres, sauf Baruch, sont présents dans la plus ancienne bible complète conservée (le codex Amiatinus), qui date du début du viiie siècle. On peut donc parler d’une troisième Bible latine.
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Dans la VL, eirênê, « paix », est traduit par pax, un substantif féminin fabriquée sur une racine indo-européenne qui signifie « fixer par une convention ». Les deux premiers emplois du mot grec dans la Bible figurent dans la Genèse : en 15,15 Dieu dit à Abraham « tu arriveras chez tes pères avec paix (met’eirênês) » ; la VL propose in pace, « en paix » ; en 26,29, le roi des Philistins, Abimélekh, se rend auprès d’Isaac et conclut avec lui une alliance de non-agression ; il lui rappelle : « nous t’avons renvoyé avec paix (met’eirênês) », cum pace en VL, « avec paix ». Jérôme a gardé les mêmes traductions.
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En ce qui concerne le mot euthênia, qui désigne l’abondance procurée par la paix, la VL varie les traductions : saturitas, « rassasiement » (Genèse 41,31. 53), ubertas, « fécondité » (Genèse 41,31. 34), et surtout abundantia, « abondance » (Ps 29 (30),7 ; 121 (122),6-7 ; Ezéchiel 16,49). Jérôme, qui traduit sur l’hébreu, emploie abundantia (Genèse 41,48 ; Ps 29 (30),7 ; Ps 121 (122),6-7), fertilitas (Genèse 41,29. 34. 47), ubertas (Genèse 41,31. 53).
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Peu de versets attestant le mot hêsukhia, « tranquillité », et le verbe hêsukhazein, sont présents dans la VL. En Genèse 4,7, elle utilise le verbe quiescere, « se tenir tranquille », et, en Job 34,29, elle emploie quies, « repos, tranquillité ». Jérôme offre parfois cette famille de mots (1 Paralipomènes 4,40 ; 22,9 ; Ezéchiel 38,11), mais il utilise aussi d’autres mots, dans la mesure où il traduit le texte hébreu, dans lequel le mot hêsukhia de la Septante correspond à des racines diverses : otium, « tranquillité » (1 Paralipomènes 4,40), pax (Job 34,21), le verbe tacere, « se taire » (Proverbes 11,12). Le mot quies est présent en 2 Maccabées 12,2.
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La VL rend le substantif sunthêkê par pactum, « pacte », un mot de la même famille que pax en Is 28,15 et 30,1. Jérôme, qui traduit l’hébreu, présente lui aussi pactum en 28,15.
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Nous ignorons le correspondant du substantif philia dans la VL et chez Jérôme. Dans les livres des Maccabées, le mot grec est rendu par amicitia, « amitié » ; et le couple philia kai summakhia, par amicitia et societas, « amitié et association ».
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Nous avons vu qu’une des originalités de la Septante était d’avoir fait entrer diathêkê dans le lexique de la paix. La VL rend ce mot par testamentum, « attestation par témoin ; testament ; alliance » (Genèse 6,18 ; 9,9. 12. 13. 15. 16 ; 15,18 ; 17,2. 4. 7 bis. 9. 10. 11. 13. 14. 19. 21 ; 21,27 ; 31. 44) ; il y a une seule exception, en Genèse 26,28, où est attesté le mot pactum pour parler de l’alliance entre Isaac et Abimélekh. Est-ce à dire que la VL appelle testamentum l’alliance entre Dieu et un homme qu’il s’est choisi et pactum l’alliance politico-militaire entre deux hommes ? En fait, testamentum est employé à propose de l’alliance entre Abraham et Abimélekh (Genèse 21,27) et entre Laban et Jacob (Genèse 31,44). Ce qu’il faut plutôt souligner, c’est que la VL a joué un rôle central dans la mise au point de la terminologie chrétienne : si nous parlons des deux Testaments, de l’Ancien et du Nouveau Testaments, c’est à cause de la VL.
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Dans la Genèse, Jérôme remplace le mot testamentum de la VL par foedus, « traité, alliance », ou par pactum. En Isaïe 28,15, il utilise foedus là où la VL propose testamentum. Il emploie l’expression foedus pacis, « traité de paix », en Isaïe 54,10 et Ezéchiel 37,26, et l’expression pactum pacis en Ezéchiel 34,25 et Malachie 2,5. Les deux mots foedus et pactum sont donc synonymes, comme le montrent les exemples d’Ezéchiel 34,25 et 37,26.
III.3. Un mot quasi absent : concordia
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On sera peut-être étonné qu’il n’ait pas été question du mot concordia, « concorde », qui, en latin classique, est souvent synonyme de paix. On trouve l’expression pax et Christi concordia sous la plume de Cyprien de Carthage pour parler de la paix et de la concorde du Christ. Le mot concordia fait partie du lexique de la paix des auteurs ecclésiastiques latins. Il y a quelques occurrences du mot dans les Bibles latines, mais, en Sagesse 18,9, il désigne plus le consensus, l’accord des cœurs, le fait d’être du même avis, que la concorde : la Septante propose ici homonoia. Le sens de concorde est néanmoins attesté en Siracide 25,1-2, pour parler de l’entente entre frères. Un quasi-doublet de concordia est concordatio, qui semble signifier « réconciliation » : Siracide 22,27 et 27,23 ; dans les deux cas, il traduit le grec diallagê (Siracide 22,22 et 27,21 de la Septante), dont on a parlé plus haut.
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Les mots concordia, foedus, otium, pactum, pax, quies font partie du lexique latin ordinaire des mots de la paix. À ces mots, les Bibles latines ont ajouté quelques autres termes, principalement testamentum, que la VL a durablement imposé, malgré Jérôme.
Pour citer cet article
G. Dorival, "Les mots de la paix dans la Bible hébraïque, la Bible grecque et les Bibles latines", Les mots de la paix/Terminology of Peace [en ligne], mis en ligne le 1/3/2018, consulté le